0224 Au Revoir Thibault, Ma Ville Rose, Ma Maison DEnfance
Avant de nous quitter, et alors que nous sommes en train de nous dire au revoir devant la porte dentrée, Thibault va me glisser quelques mots qui vont me bouleverser.
« De toute façon, maintenant tout ça, ça na plus la même importance pour moi. A présent, je dois me concentrer sur le rugby. Et il faut surtout que je moccupe de ma famille
».
« Pourquoi, tu as des soucis ? ».
« Non, pas de soucis. Que du bonheur. Je vais être papa, Nico
».
« Ah bon ? » je ne trouve rien de mieux à lui répondre, complètement dérouté par la surprise.
« Oui, je vais être papa ».
« Mais tu as une copine ? ».
« Oui, enfin, cest une nana que je voyais de temps à autre ».
« Mais tu le voulais ? Je veux dire
tu lavais prévu ? ».
« Non, pas vraiment. Elle ma appelé il y a quelques semaines, peu de temps après laccident de Jé ».
« Mais si vous nétiez pas vraiment ensemble
tu es sûr que cet est bien
».
« Quand on a couché ensemble, on sest toujours protégés, sauf deux fois où on navait pas de capote. Elle est enceinte de trois mois. Ça correspond bien. Elle est tellement sûre delle quelle ma même proposé de faire un test de paternité ».
« Et tu es heureux ? ».
« Oui, très heureux ».
« Garçon ou fille ? ».
« Je ne sais pas, et à vrai dire, ça na pas trop dimportance ».
Son regard sillumine enfin quand il parle de son . Il est vraiment beau.
« Je suis jeune pour devenir père » il enchaîne « et je navais pas prévu ça pour si tôt. Mais ce gosse va bientôt être là, et je dois lassumer ».
« Et la maman ? ».
« Elle a cinq ans de plus que moi, elle est infirmière. On sentend bien ».
« Mais tu te vois passer ta vie avec elle ? Je veux dire
tu laimes assez pour ? ».
« Je
je
je laime aussi
je laime bien » il finit par lâcher, après un instant dhésitation.
« Dans tous les cas, japprendrai à laimer » il enchaîne « elle va être la mère de mon , je ne peux pas la lâcher maintenant.
« Tes sûr de toi, Thibault ? Tes vraiment sûr que tu vas te plaire dans cette relation ? Tu tinstallerais avec elle sil ny avait pas cet ? ».
« Je ne sais pas. Mais de toute façon, je dois assumer. Ce gosse a besoin dun papa. Ce gosse va donner un sens à ma vie ».
« Mais elle a déjà un sens, tu es un gars génial, et tu vas être un grand joueur au rugby ».
« Tu sais, Nico. Depuis un mois, je me demande ce que je fous à passer toutes mes journées à faire de la muscu et à jouer à la baballe comme un gosse. Je ne me sens pas à ma place ».
« Je croyais que cétait ton rêve ».
« Je le croyais aussi ».
« Tu ne ty plais pas ? ».
« Être au Stade, cest génial. Mais de plus en plus souvent, je me dis que ma place nest pas là. Je me dis que je serais tellement plus utile à apporter de laide et du secours. Il ny a quavec luniforme de pompier que je me sens bien. Ça rapporte 100 fois moins et on risque sa vie. Mais cest ce que jaime ».
« Tu es vraiment un gars fantastique ».
« Depuis mardi dernier, je ne peux plus regarder la télé, ni écouter la radio, ni lire les journaux. Ce qui sest passé à New York est horrible. Il y a tant dhommes et de femmes qui ont perdu leur vie sous les décombres. Et tant de collègues pompiers. Si je mécoutais, je planterais tout et je prendrais le premier avion pour aller donner un coup de main. Dailleurs, jy ai pensé très fort la semaine dernière. Mais il ny avait pas davion. Et de toute façon, là-bas je naurais pas su comment porter de laide dans tout ce bazar. Je ne parle même pas langlais ».
Thibault a vraiment lair très affecté par les attentats. Sa sensibilité, son empathie, son altruisme, sa profonde humanité me touchent tellement. Ça cest vraiment un bon gars.
« Alors » il continue « avec ce qui arrive dans le monde, ce qui sest passé avec Jé, ça na plus la même importance. Le monde est devenu complètement fou.
« Tu penses vraiment lâcher le Stade ? ».
« Maintenant jai signé pour un an et je ne vais pas leur faire faux bon. Dans six mois, mon va être là. Jaurai la responsabilité de le faire grandir. Ce sera une nouvelle vie. Et cette nouvelle vie me fera peut-être passer lenvie de risquer la mienne pour essayer de sauver celle des autres. Et ça maidera à tourner la page vis-à-vis de ce qui sest passé avec Jé ».
« Tu crois que tu ne pourrais pas tomber amoureux dun autre mec ? ».
« Il y a bien un autre gars qui me fait de leffet, mais il est tout aussi inaccessible que Jé ».
Je crève denvie de lui en demander plus, mais Thibault enchaîne sans men laisser la possibilité.
« De toute façon, je dois oublier tout ça ».
« Mais tu ne pourras pas. Ce serait trop dur pour toi ».
« Je my ferai, il faut que je my fasse. Je suis trop content de devenir papa ».
Je ne suis pas vraiment convaincu par ses propos. Je sais quon ne peut pas sobliger à aimer. Mais son engouement pour ce petit être en gestation est si sincère, que je nai pas le courage dinsister.
« Alors je te souhaite tout le meilleur, Thibault. Dailleurs, félicitations
papa ».
« Merci Nico ».
« Merci à toi de mavoir rappelé ».
« Jai beaucoup hésité à le faire. Je navais pas tellement envie de reparler de tout ça. Mais finalement je te remercie davoir insisté, ça ma fait du bien den parler. Pour linstant, jai perdu le contact avec Jé. Mais au moins, avec toi, ça va mieux ».
« A moi aussi ça ma fait du bien ».
« Ça me fait plaisir ».
« Jimagine que Jé nest pas au courant de la grande nouvelle » jai envie de savoir.
« Non ».
« Je peux lui en parler ? ».
« Je préfère lui annoncer par moi-même ».
« Cest noté ».
« Merci ».
« Je veux quon reste amis » je ne peux me retenir de lui lancer.
« On le restera. Laisse-moi juste un peu de temps ».
« Daccord. A bientôt Thibault ».
« Bon courage pour ta rentrée ».
« Bon courage à toi pour tout ».
Nous nous faisons la bise. Et alors que je mapprête à méloigner de lui pour repartir, le jeune rugbyman me prend dans ses bras et me serre fort contre lui. Le parfum frais et propre qui émane de son t-shirt menivre avec la même puissance magnétique dun déo.
« Merci Nico davoir fait le premier pas ».
« Je te le devais ».
Pour le retour vers la maison, je ne prends pas de bus. Ma discussion avec Thibault ma donné beaucoup démotions. La nouvelle de sa future paternité ma complètement chamboulé. Jai besoin de marcher pour évacuer tout ça.
Je suis heureux davoir pu lui parler et davoir eu loccasion de lui dire à quel point je regrettais mon comportement. Aussi, ça ma fait du bien de comprendre ce qui sétait vraiment passé entre Jérém et lui, et pourquoi. De connaître son ressenti, son histoire. Et davoir réussi à rétablir un contact.
Thibault a été très amoureux et très malheureux. Et jai moi-même contribué à son malheur, avec mon comportement injuste après son aveu.
Certes, sa souffrance est avant tout la conséquence du fait que ses sentiments pour Jérém nétaient pas partagés. Jérém avait certainement une attirance vis-à-vis de son pote, mais il navait jamais eu les mêmes sentiments. Peut-être que lamitié les avait tués dans luf. Peut-être que sils navaient pas été potes, sils sétaient rencontrés plus tard, dans un autre contexte, dans un autre monde, ils seraient tombés amoureux lun de lautre.
Car le malheur de Thibault est aussi le dégât collatéral dune société qui naccepte pas lamour dans toutes ses expressions.
Dans un monde idéal, où toute forme damour serait légitime, acceptée et vécue au grand jour, Thibault aurait osé montrer ses sentiments à Jérém. Et ces sentiments auraient peut-être été réciproques. Ainsi, cette nuit sous la tente lété de leurs 13 ans aurait pu être le premier épisode dun amour qui durerait peut-être encore aujourdhui.
Ou pas. Mais au moins, Thibault en aurait eu le cur net. Et il naurait pas passé des années à désirer, espérer, tenter doublier. A sépuiser.
Quant à moi, je serais de toute façon tombé amoureux de Jérém. Dans ce monde idéal, jaurais peut-être eu le courage de lui faire comprendre plus tôt mes sentiments. Ou pas. En fait, je crois que même sans le joug du regard culpabilisant de la société, je naurais pas osé. Jérém mimpressionnait trop, je le pensais complètement inaccessible pour un mec comme moi. Trop beau, trop sexy, trop populaire.
Du coup, jaurais peut-être quand même attendu les dernières semaines avant le bac pour lui proposer de réviser. Mais il naurait pas accepté. Et quand bien même il aurait accepté, il ne maurait jamais proposé de lui faire une gâterie. Et nos « révisions » se seraient limitées à de véritables révisions.
Sil navait pas fait le premier pas, je naurais pas eu le cran de le faire à sa place.
Et même si javais osé lui faire des avances, il maurait refroidi net. « Désolé, je ne suis pas célibataire. Jai un mec » je me serais peut-être entendu dire. Ça aurait été dur à encaisser, mais je men serais fait une raison. Comme tout hétéro qui se prend un râteau. La chose la plus naturelle du monde.
Le bac serait passé, jaurais fini par loublier et par tomber amoureux dun autre garçon.
Dailleurs, si Jérém avait été en couple avec Thibault, il naurait peut-être pas fait le con dans sa classe de seconde, et il ne se serait pas fait jeter de son ancien lycée. Il naurait pas redoublé. Nos chemins ne se seraient jamais croisés. Et ma rétine naurait pas été brûlée par sa présence dès le premier jour du lycée. Je ne me serais jamais envolé amoureux de lui. Oui, envolé. Car quand on se retrouve amoureux, on na pas du tout limpression de tomber, mais de senvoler.
Oui, dans un monde parfait, aujourdhui Jérém et Thibault seraient peut-être ensemble et ils formeraient un beau petit couple de bogoss.
Ou pas. Peut-être quà lheure quil est ils ne seraient plus ensemble. Rares sont les amours dadolescence qui arrivent jusquà lâge adulte. Mais au moins ils auraient connu le bonheur de ce premier amour. Jérém naurait pas eu besoin de papillonner à tout va, il naurait pas eu besoin de faire son petit macho pour se prouver quil nétait pas gay. Et Thibault naurait pas connu la privation dun amour et dun désir qui la rongé pendant toute son adolescence et le début de sa vie de jeune adulte, pendant cette période délicate où lon se construit.
La fin de cet amour les aurait blessés. Mais la séparation aurait été une séparation normale, ils auraient souffert, puis ils sen seraient remis, et ils auraient trouvé dautres gars qui les auraient rendus heureux.
Hélas, avec les « si » et les « peut-être », on mettrait Paris en bouteille, et Toulouse aussi.
Je ne sais pas quand je vais revoir Thibault. Ce que je sais, cest quil va me manquer. Son sourire et sa gentillesse vont me manquer. Son côté rassurant et affable qui met à laise, qui fait sentir bien et qui donne envie dêtre comme lui, quelquun de bien, va me manquer aussi. Et ce regard toujours empreint de respect et de bienveillance vers son prochain, son amitié, sa présence vont me faire défaut par-dessus tout.
Côtoyer un gars comme Thibault est un pur bonheur. Cest une telle caresse pour lesprit, un cadeau de la vie capable déclipser même le désir sensuel que je peux ressentir pour son corps de fou. En sa présence, je ne sens presque plus la piqure d'aiguille dans le ventre qui est chez moi le signal dune attirance brûlante. Juste un sentiment diffus de bien-être.
Jenvie ses co-équipiers qui vont avoir la chance de le côtoyer tous les jours. Jenvie cette nana qui va partager sa vie. Partager lexistence dun mec comme Thibault, jusquà lintimité de la vie de couple, ça doit être un cadeau absolu.
Thibault a lair heureux de devenir bientôt papa. Et dune certaine façon, je men réjouis pour lui. Et pourtant, je ne peux mempêcher de me dire que ce gosse va dévier à jamais la trajectoire de son destin.
A dix-neuf ans, on est au tout début du voyage de la vie, il a à peine commencé, on a des tas d'expériences à faire, pleins de choses à voir, à découvrir, des pays à visiter, des gens à rencontrer. A dix-neuf ans, on a besoin dapprendre à aimer. A saimer soi-même, avant toute autre chose. A dix-neuf ans, on ne peut pas déjà faire une escale qui va durer des années. Et même si cela minspire le respect envers ceux qui doivent lassumer, dix-neuf ans ce nest pas un âge pour avoir des s. Avoir des s, cest une responsabilité, et ça doit être un choix réfléchi. A dix-neuf ans, on doit soccuper de soi.
Mais ce qui minquiète le plus dans cette histoire, cest sa volonté de se ranger avec une nana dont il nest visiblement pas amoureux. Justement parce quil y a ce gosse en route.
Jai le sentiment que si Thibault va être un jeune papa heureux, il ne sera pas un compagnon heureux. Et je ne crois pas quil va pouvoir sy faire, comme il le prétend. Jespère au moins que cette nana comprend la chance qui est la sienne et quelle va bien se comporter avec lui.
Je repense à cette petite phrase de Thibault, comme quoi il y aurait apparemment un autre gars qui lui ferait de leffet, mais tout aussi inaccessible que Jérém.
Mais qui est donc ce mec qui lui fait de leffet ? Un gars de son équipe ? Un gars quil vient de rencontrer ? Lun de ses anciens coéquipiers ? Ou, alors, un pote pompier ? Je nai pas osé le questionner à ce sujet. Il en a trop dit ou pas assez, et en tout cas, je ne pourrais pas effacer cette phrase de ma tête.
Quoi quil en soit, quand je pense à lavenir de Thibault, jai un goût amer dans la bouche, je me sens triste. Je sais que je nai le pouvoir de changer quoi que ce soit. Ce qui est sûr, cest que je vais prendre régulièrement de ses nouvelles. Je veux être présent dans sa vie, je veux lui offrir une oreille attentive et du soutien, comme il la fait pour moi au début de notre amitié.
Je méloigne du quartier des Minimes en longeant le canal du Midi. Un trajet qui me conduit immanquablement à croiser la rue de la Colombette. Je ne peux mempêcher alors de my engouffrer une dernière fois avant de quitter ma ville, de la parcourir en me remémorant les premiers épisodes de mon histoire avec Jérém.
A chaque pas, je ressens des frissons. Je repense aux nombreuses fois où je lai empruntée pour aller voir mon bobrun, brûlant de désir. Je repense aux départs de chez lui, après nos « révisions », je me revois, rongé par la frustration de ne pas arriver à avoir plus que du sexe de sa part. Je repense à toutes ces occasions où jai descendu cette rue, le cur lourd, tétanisé par la peur de ne plus jamais revoir mon Jérém.
Aujourdhui, assuré de son amour, je suis heureux. Mais pendant plusieurs mois, ce nétait pas du tout le cas. Et en parcourant cette rue, je retrouve cette peur en moi, et elle remonte à ma conscience dans toute sa violence.
Façade après façade, je remonte le temps, je retrouve les sensations de cette époque déjà derrière moi, lointaine. La nostalgie me happe, jai envie de pleurer. Une fois de plus, je prends conscience que le temps du lycée est bel et bien fini. Le lycée, ce temps béni où Jérém et moi habitions la même ville, où nous avions à peu près le même emploi du temps et où je pouvais où jaurais pu le rejoindre à pied, le voir et faire lamour avec lui tous les jours.
Aujourdhui nous sommes séparés par des centaines de bornes, par les emplois du temps et les exigences de deux vies très différentes. Nous ne pourrons plus nous voir tous les jours. Dailleurs, je me demande quand est-ce que je le reverrai. Il me manque tellement !
En arrivant à proximité de son ancien immeuble, je lève les yeux vers la terrasse où Jérém fumait ses clopes après lamour. Un mec est en train de fumer une cigarette, appuyé de dos contre la rambarde. Je ne peux pas voir sa tête, mais je devine lallure du spécimen. Casquette blanche portée à lenvers, t-shirt du Stade Toulousain, cheveux bruns. Même de dos, ça sent ladorable petit con sexy. Un autre petit con baiseur. Qui se tape-t-il ? Des nanas ? Des mecs ? Est-ce quil est au lycée aussi ? Est-ce quil a, lui aussi, fait tomber amoureux de lui un camarade de classe ? Ya-t-il dautres « révisions » en vue entre ces murs qui ont vu tant de choses ?
Au revoir ptit con sexy, profite de chaque instant, et ne sois pas trop dur avec ce mec timide qui te kiffe à mort !
Lorsque jarrive à la maison, il est 17 heures passées. Il est grand temps pour moi de larguer les amarres.
Je dis au revoir à mes parents. Maman est très émue. Alors que papa affiche un air plutôt détaché.
« Tu nas rien oublié ? ».
« Non, maman ».
« Tes sûr ? ».
« Je crois, mais de toute façon je vais vite revenir ».
« Tu fais attention sur la route ».
« Oui maman ».
« Appelle quand tu arrives ».
« Oui maman ».
« Donne des nouvelles ».
« Oui maman ».
Je réalise que je ne suis pas doué pour les « adieux ». En fait, cet la première fois que jen vis un. Lémotion de maman me touche, et pourtant je nai pas le courage de montrer mon émotion. Est-ce pour ne pas lattrister encore davantage ? Ou bien pour ne pas craquer ? Ou bien à cause de la présence de mon père ?
Je démarre ma petite voiture, je quitte le garage de ma maison denfance, je me retrouve dans circulation. Au premier feu rouge, je me dis quà lheure quil est, maman doit être en train de pleurer. Je le sens dans mes tripes. Jai aussi envie de pleurer. Je sens mon cur comme écrasé par une chape de plomb. Au rondpoint suivant jai envie de faire demi-tour. Jhésite, je ralentis. Un coup de klaxon me rappelle à la réalité. Si je fais demi-tour, je ne vais pas pouvoir repartir. Je vais rater ma rentrée à la fac.
Je me force à continuer sur ma route, celle que jai décidé demprunter pour aller vers mon avenir. Mais quest-ce que cest dur de quitter le nid pour la première fois !
Javance, la vue embuée par les larmes. De rues en boulevards, je traverse le paysage familier de ma ville. Un paysage que je quitte en rentrant sur la rocade, cet espace plus tout à fait familier mais pas encore complètement étranger, cette sorte de « no mans land » entre « chez moi » et « ailleurs ».
La rocade, comme une piste de décollage où les panneaux parlent de contrées lointaines. « Paris », « Auch », « Tarbes », « St Sebastian ». Et « Bordeaux ».
Me voilà en train de quitter la rocade, direction linconnu bordelais. Bientôt, un alignement de guichets de péage se dresse devant moi. Ca y est, je quitte ma ville pour de bon.
Je prends le ticket et la barrière souvre. Ca y est, cest parti. Ma nouvelle vie mouvre définitivement les bras. Cest une sorte de point de non-retour. Jhésite encore avant dembrayer la vitesse. Je me fais klaxonner à nouveau. Je passe le premier rapport, puis le deuxième, jusquau cinquième.
La voiture prend de la vitesse. Et mon cur semble enfin se délester du poids qui lavait oppressé jusque-là. Le cordon qui me relie à mon nid denfance et qui na fait que sétirer douloureusement depuis que jai quitté le quartier St Michel, semble soudainement craquer. Le claquement est sec, mais libératoire. Mes larmes se sèchent. Mes poumons souvrent et se remplissent dun air nouveau.
Au revoir Toulouse, à nous deux Bordeaux !
Jessaie davoir des pensées positives, dimaginer ma nouvelle vie, mon indépendance, mes études passionnantes.
Et pourtant, je suis assailli par les doutes. Est-ce que je vais réussir mes études ? Est-ce que je vais savoir tenir un appart, un budget, un ménage ? Est-ce que je vais arriver à me faire des amis ? Ca na jamais vraiment été le cas au lycée.
Est-ce que les moqueries et les quolibets vont me suivre à la fac ? Est-ce que je vais pouvoir mintégrer dans la vie universitaire ? Est-ce que je vais pouvoir tenir bon, sans la présence rassurante de mes parents au quotidien, sans la proximité de ma cousine ? Est-ce que je vais tenir bon, alors que mon bobrun est à 600 bornes ? Est-ce que notre amour survivra à léloignement ?
Je suis excité par cette nouvelle aventure de la fac qui souvre devant moi et pourtant je ressens de la tristesse à cause de ce que je laisse derrière moi, une maman inquiète, un pote Thibault pas vraiment heureux. Mon pote Julien.
Le petit moment deuphorie que jai connu en quittant la Rocade ne fait pas long feu. Assez vite, au fil des bornes parcourues dans lindifférence et la monotonie de cette autoroute sans fin, cest la tristesse et langoisse qui prennent le dessus dans mon esprit.
Heureusement, peu après Castelsarrasin, lautoroute enjambe la Garonne. Soudain, je réalise que ma ville de mes racines et la ville de mes études sont reliées par cette rivière. Cest idiot, mais cette pensée me rassure.
A une aire dautoroute, je fais une pause pipi en terre inconnue. Jen profite pour jeter un il à mon portable. Il y a un sms :
« Bon courage à Bordeaux, champion ».
Julien est toujours aussi adorable. Son message maide à reprendre mon chemin avec lesprit un peu plus apaisé.
Une heure et demie plus tard, jarrive à Bègles. Bordeaux nest plus quà une poignée de minutes. Mon appart nest plus quà quelques minutes. Ma nouvelle vie aussi. A partir de Bègles, la route longe la Garonne. Sa présence me rassure à nouveau. Ici la Garonne est immense, bien plus large et imposante quà Toulouse. Elle me paraît dautant plus imposante quelle ne coule pas plusieurs mètres en contrebas de la ville, comme chez moi, mais presque au niveau de la route. De plus, elle affiche une drôle de couleur marron que je ne lui ai jamais connue à Toulouse. Je me demande doù vient cette couleur peu ragoûtante, et si elle est causée par la pollution.
Au premier contact avec Bordeaux, je trouve ses rues, ses bâtisses, ses teintes plus austères que celles de ma Toulouse natale, plus douce, plus colorée, plus « souriante ». Un environnement étranger nous paraît souvent hostile au premier abord.
A une époque où le GPS nest pas encore dans chaque voiture, jai un peu de mal à trouver le quartier et la rue St Genès. Je suis obligé de marrêter, de demander, de me tromper, dhésiter, de me faire klaxonner à nouveau. Mais lorsque je trouve enfin, je suis assez fier de moi.
La rue Saint Genès est une rue tranquille, avec des immeubles à un ou deux étages, plus éventuellement un mansardé. Les façades sont homogènes, en pierre assez claire, avec des balcons en fer forgé.
Très vite, je me fais la réflexion, accompagné dun doux frisson, que cette rue à sens unique me rappelle à beaucoup dégards une rue qui a beaucoup compté pour moi : la rue de la Colombette à Toulouse.
Je roule doucement, je cherche le numéro de rue indiqué sur lannonce. Je le trouve. Il correspond à un grand portail en bois peint en vert. Mais il ny a pas de place à proximité. On me klaxonne à nouveau. Putain, mais le Bordelais a lavertisseur sonore facile ou quoi ?! Ou alors cest parce que je suis immatriculé 31, cest du bizutage.
Je suis obligé de méloigner, de prendre une rue transversale pour trouver à me garer. En sortant de ma voiture, je prends un grand bol de cet air nouveau pour moi. Il fait plus frais quà Toulouse. Je me sens étranger en terre inconnue.
Jappelle maman pour lui dire que je suis bien arrivé. Puis, je prends lune de mes valises et je me rends à ma future adresse. Me voilà pile devant le grand portail en bois impeccablement peint en vert foncé mais brillant. On dirait que ça a été fait la veille. Sur le tableau des sonnettes, je repère le nom du propriétaire, Mr Guillon.
Je sonne. Ma nouvelle vie commence ici et maintenant.
 
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